« Joseph Vilamosa notre mémoire vivante » par Christian Camps, président de l’AMCA
En février dernier, la ville de Decazeville dans l’Aveyron a organisé plusieurs manifestations autour de la Retirada et a mis à l’honneur Joseph Vilamosa, le membre le plus « emblématique » de notre association. En 1939, alors tout jeune garçon, Jo a fait partie des 500 000 espagnols qui ont cherché refuge de l’autre côté des Pyrénées. Et c’est depuis Decazeville qu’il va grandir et s’élancer dans la vie sans jamais oublier le drame de l’exil des Républicains espagnols. Malgré son age et sa santé précaire, il est un infatigable passeur de mémoire.
Nous vous invitons à découvrir le parcours de Jo Vilamosa au travers du discours prononcé par Christian Camps le 19 février dernier à Decazeville.
« Joseph Vilamosa naît à Barcelone en 1927. Sa mère décède durant la guerre civile et son père est porté disparu. Son oncle, José Marco, secrétaire de la Confédération Nationale du Travail dans la branche du bâtiment, très impliqué dans le parti républicain, comprenant que la guerre est perdue, décide que son épouse, sa mère, ses deux enfants et ses trois neveux doivent partir. Le 24 janvier 1939, Jo quitte Barcelone dans un camion français en compagnie de sa grand-mère, de sa tante, de son frère, de sa sœur et de ses cousins en direction de la France. Son oncle franchira la frontière plus tard, le 5 février. Ils empruntent des routes secondaires, car les nationales sont bombardées et les avions mitraillent ceux qui cherchent à fuir. Le camion les laisse à Cassa de la Selva, à 12 km au sud de Gérone, et une camionnette de la scierie où ils ont passé la nuit les transporte jusqu’au pied de la montagne. Ils forment un groupe de 16 personnes, dont 11 sont des enfants âgés de 4 à 13 ans. Les plus grands se relaient pour porter les plus jeunes. Ils marchent, après avoir abandonné leurs fardeaux, pendant 4 à 5 jours, souvent sous la pluie glacée, dormant à même le sol gelé, taraudés par la faim. Leur seule nourriture qu’ils ont emportée comprend des boîtes de lait concentré et du riz cru qu’ils font bouillir lorsqu’ils trouvent une grange. Ils se cachent souvent sous les arbres, par peur de l’aviation. Quand ils arrivent en France, trempés, couverts de poux, les gendarmes les conduisent à Port-Vendres, où ils sont lavés, désinfectés et vaccinés. Mais ils ne peuvent pas rester plus de deux jours dans ce port roussillonnais, car beaucoup de monde y afflue. De là partent des trains qui envoient les réfugiés vers différents points de la France. Pour eux, leur destination est Villefranche-de-Rouergue.
Alors que Pepito séjourne à Martiel, à 10 km de Villefranche-de-Rouergue, lors des obsèques du maire, le fils de ce dernier, devenu maire à son tour, confie à Paul Ramadier, député-maire de Decazeville, qu’il ne peut pas garder les réfugiés espagnols dans sa commune. Celui-ci accepte alors de les accueillir, car il y a du travail dans la ville qu’il administre. C’est ainsi que Pepito Vilamosa va devenir decazevillois début septembre 1939. Il habite au 28, rue Cayrade, dans la maison Maurel, une demeure vétuste, où il pleut dans une grande partie du logement. La maison est dépourvue de toilettes et ne comprend qu’un seul robinet. Pendant sept ans il va dormir sur la paille, parmi les punaises et les cafards. Le jeune Pepito est scolarisé à l’école communale, d’octobre à Pâques, il parle le catalan et l’espagnol et, pour lui le français est une langue étrangère, mais il redouble d’efforts et apprend le français rapidement. Mais, dès l’arrivée de la bonne saison, en 1940, il est loué à Maleville, près de Villefranche-de-Rouergue, pour garder le bétail. Il n’avait jamais vu de vache. Aucune aide, il faut travailler pour ne pas mourir de faim. Lui-même n’est pas payé, mais on donne du ravitaillement à sa famille. Sa tante ramasse des ordures, sa grand-mère déjà âgée doit laver le linge. À Pâques 1941, il est loué au Castagnier, commune de Moyrazès, à 20 km de Rodez, pour garder les vaches et travailler à la ferme de 5 h du matin jusqu’à 10 h du soir, mais il est très bien nourri. Fin 1941, on tente de séparer Pepito de son frère Armand et de sa sœur Rosita. Des gendarmes viennent et leur expliquent qu’ils doivent retourner en Espagne, car Franco demande que les orphelins reviennent dans leur pays de naissance. Leur oncle, entré dans la Résistance en France, intervient et produit à temps un certificat d’adoption. Les 2 frères et la sœur peuvent dès lors rester en France. Pepito a 14 ans. À Pâques 1942, il retourne au Castagnier. Mais en octobre de la même année, il ne réintègre pas l’école, car son oncle et sa tante l’ont loué dans une ferme à Carlat, près d’Aurillac, pour les travaux d’hiver. Il doit coucher dans la porcherie pour surveiller les truies qui mettent bas. Son travail consiste à séparer les porcelets de leur mère, dès qu’ils naissent, afin qu’elle ne les écrase pas. La fermière, qui tient à vérifier s’il s’est endormi au cours de la nuit, l’interroge le matin sur des passages du livre qu’elle lui a donné à lire.
En 1943, il travaille 10 h par jour et trois dimanches par mois comme manœuvre et terrassier pour l’entreprise de construction Jublin et Perrière. En 1946, il est embauché aux Houillères à la carbonisation. Il est rapidement promu machiniste, ce qui lui vaut des insultes de la part de certains collègues qui le traitent d’Espagnol de merde et de macaque. En 1948-49, il habite à la cité de Cerles à Firmi, dans un logement beaucoup plus confortable que celui de la rue Cayrade.
Une école de musique municipale est créée à Decazeville, c’est M. Robin, le chef de musique, qui lui propose d’intégrer cette école, où il commence à apprendre le solfège et le saxophone. En 1947, il rentre à la Lyre decazevilloise comme premier saxo alto. Avec la Lyre, il participe à des concerts à Decazeville même, mais aussi ailleurs lors des fêtes votives. En 1951, il participe au concours international de musique à Kerkrade, aux Pays-Bas, et à un concert à la radio d’Amsterdam. Il joue avec la Lyre à Ostende en Belgique, à Interlaken en Suisse et en Andorre. Il est aussi musicien dans des orchestres de danse. Il anime le bal du Midi Libre avec les Compagnons de la nuit et son ami René Portero. Il fera partie des orchestres Robert Vigne, Batut, Girous, Jacky Fraisse et Michel Bouscayrol. C’est en jouant dans les bals qu’il connaît en 1954 Céline, qui deviendra son épouse l’année suivante et avec qui il aura une fille, Babeth, née à Decazeville en 1957.
En 1947, M. Andrieu ouvre un magasin d’optique. Pepito deviendra son apprenti, ce qui ne manquera pas de susciter des jalousies. Il aura la possibilité de suivre des cours par correspondance dispensés par l’école d’optique de Toulouse. Pendant 22 ans, il sera le premier employé du magasin et, en 1952, il obtiendra son diplôme d’optique et d’acoustique.
Dans les années 1960, il est naturalisé français, grâce à l’intervention de Robert Fabre, député de l’Aveyron.
Le 15 septembre 1969, il ouvrira le premier magasin d’optique-acoustique à Agde.
De son séjour de 22 ans à Decazeville, Pepito a gardé un excellent souvenir notamment de son institutrice, Mme Grafant. Il lui doit beaucoup, car elle le retenait après la classe de 17h à 19h pour lui dispenser des cours de rattrapage et lui faire assimiler les règles de grammaire et la conjugaison.
Jo Vilamosa est un exemple éloquent de l’intégration réussie. Lui, le jeune Espagnol, pétri de qualités et ne rechignant pas à l’effort, a pu bénéficier de l’ascenseur social grâce à l’altruisme de quelques Decazevillois, et tout particulièrement du maire de l’époque, Paul Ramadier, et de M. Andrieu, qui lui a appris le métier d’opticien. De garçon de ferme puis employé aux Houillères, il est devenu apprenti-opticien à Decazeville puis opticien à Agde pendant 25 ans.
Dans cette vie bien remplie et réussie, Jo Vilamosa n’a jamais oublié le petit Barcelonais perdu au milieu des réfugiés qu’il a été et la misère qu’il a côtoyée. En 1987, des responsables officiels français et espagnols le sollicitent pour témoigner de son histoire, de son intégration exemplaire et effectuer un travail mémoriel. En personne qui sait que sans mémoire l’homme est sans avenir, il dédie sa vie à la transmission de la mémoire de la guerre d’Espagne et de la Retirada. Grand collectionneur, il possède un nombre incalculable de documents, et il est incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à cette période. Que ce soit en France, en Espagne, ou ailleurs, il n’y a pas une exposition, un colloque, ou une publication sur ce thème sans qu’il soit sollicité. Malgré son âge et sa santé déficiente, Jo reçoit tous ceux qui viennent le voir et intervient dans les colloques, manifestations ou réunions qui traitent de la Retirada ainsi que dans les établissements scolaires. Dernièrement, lors de la semaine internationale que nous avons organisée à Agde sur l’exil républicain espagnol, une journaliste de l’Agence France Presse l’a interviewé et elle a été surprise de sa mémoire sur cette période douloureuse de son existence.
Membre du Comité local d’histoire, il est à la base de l’érection du monument du camp d’Agde, pour commémorer les 50 ans de la création du camp. Après le décès du fondateur du Comité local d’histoire, Pierre Lattes, les autres membres, dont Jo Vilamosa, décident de continuer leur travail de recherche et de collectage. Comme le Comité local d’histoire n’avait pas d’existence légale, ils décident en 2011 de fonder une association dont les objectifs étaient de maintenir vivant le souvenir du camp, d’informer les jeunes du devoir de mémoire et les populations de ce pan d’histoire de notre ville. C’est en janvier 2012, sous l’impulsion de Virginie Gascon et de Mireille Rosello, qu’a eu lieu la première réunion. D’autres personnes se sont jointes au groupe et sont devenues membres fondateurs de l’AMCA, Association pour la Mémoire du Camp d’Agde, qui a vu le jour le 28 février 2012 et a été inscrite au Journal Officiel le 1er juin de la même année. Jo Vilamosa est notre mémoire vivante.
Christian Camps, président de l’AMCA
Photos prises lors de la semaine de » l’Exil et de la Mémoire » qui s’est déroulée à Agde du 12 au 16 mars 2019 : Jo Vilamosa avec Cali, parrain de cette semaine et Christian Camps – moments de partage avec des scolaires : Jo Vilamosa et Maria Blaya-Marza