Père Vives, intellectuel mort en déportation à Mauthausen
Pere Vives i Clavé, né en 1910 à Barcelone, est un assidu de l’Ateneu Enciclopèdic Popular de Barcelone, un centre culturel d’inspiration libertaire. Il enseigne les mathématiques, le catalan et pratique aussi la traduction. En 1936, il intègre l’Escola Popular de guerra de la Generalitat, d’où il sort lieutenant d’artillerie de l’armée populaire. C’est dans cette école qu’il rencontre Ferran Planes et Joaquim Amat-Pinyella. Bartra mentionne que Vives s’est battu, armes à la main, lors des combats du 6 octobre 1937 à Barcelone.
Avec la défaite de 1939, il franchit les Pyrénées et se retrouve dans le camp d’Argelès-sur-Mer, puis dans celui d’Agde à partir du mois de mai 1939. À Agde, il côtoie Agustí Bartra qui y était déjà, en compagnie de Roldós, de Tarrés, paysan et forgeron, de Pere Puig, autodidacte cultivé, et le chien Boira [nous retrouvons tous ces personnages dans le livre écrit par Bartra, Christ aux 200 000 bras dans la traduction française de Bernard Sicot]. À travers les quinze lettres qu’il a adressées à Bartra, nous mesurons le degré d’amitié qui liait les deux hommes épris de littérature et surtout de poésie, amoureux des mêmes auteurs [Maragall, Rimbaud, Rilke…]. Du camp d’Agde, où il lit beaucoup et s’adonne à la traduction, Vives passera un mois à Alignan-du-Vent pour faire les vendanges.
Il est transféré en novembre au camp de Saint-Cyprien. Bartra, qui a quitté le camp d’Agde pour Roissy-en-Brie, reçoit cette lettre de Vives datée du 14 décembre 1939 : « D’Agde, je ne veux pas en parler. Il faisait beau temps, je t’y ai connu, j’y ai connu Puig, Hernández, je peux dire, finalement, comme toi, qu’à l’exception de deux ou trois amis restés à Barcelone, j’y ai fait la découverte de l’amitié. Après Agde, les vendanges. Et après Agde, dont je peux dire maintenant que ce n’était pas un camp, et le mois de vendanges pendant lequel j’ai repris goût à la vie, encore que ce fût un goût bien modeste, la rencontre brutale avec ce camp féroce et implacable. » (Traduction de Bernard Sicot). Vives évoque ici le camp de Saint-Cyprien. Dans une autre lettre toujours adressée à son ami Bartra datée du 1er novembre, il écrit : « Le retour au camp – et quel camp ! – après le mois passé à Alignan m’a produit une impression aussi ou plus pénible que la première nuit que j’ai passée à Argelès ». Dans les huit missives envoyées à Bartra de novembre à décembre, on relève un découragement absolu, consécutif à la détérioration des conditions d’internement, au décès de sa fiancée, aux difficultés rencontrées en vue d’un éventuel embarquement pour l’Amérique. Le 24 novembre 1939, il n’hésite pas à confier à son ami que « mourir comme les bovins est une supposition qui me révolte ». Ce camp de Saint-Cyprien est à ses yeux « plus triste, plus inhospitalier, plus morne [en français dans le texte], plus odieux que Argelès. Je me souviens d’Agde avec nostalgie. » « Saint-Cyprien m’a fait mal […] ni Argelès ni Agde n’exercèrent une influence aussi néfaste… Les repas sont exigus et d’une absurdité idiote, et la faim, authentique et lacérante qui attaque tes nerfs, les poux… et le froid, ce nouvel ennemi que je n’avais pas rencontré auparavant, qui affile tes nerfs… ».
À Saint-Cyprien, Pere Vives et quatre autres amis (Ferran Planes, Amat-Pinyella, le caricaturiste Arnal et le républicain Hernández) fondent le groupe des Cinq. La seconde guerre mondiale a commencé. Les cinq s’enrôlent dans la 109e Compagnie de travailleurs étrangers. Leur compagnie est transférée en Lorraine. Ils sont arrêtés par les Allemands et conduits au Fort Hatry de Belfort, transformé en camp de prisonniers de guerre. Les cinq se réunissent. Ferran Planes et Hernández proposent aux trois autres de s’évader, mais ces derniers refusent. Planes et Hernández s’enfuient, et, au bout de quinze jours, les trois qui sont restés sont déportés au camp de Mauthausen, Vives y sera achevé par une injection d’essence au cœur en 1941, tandis que Arnal et Amat-Pinyella y séjourneront quatre ans et demi. En s’évadant de Belfort, Planes et Hernández ont eu la chance d’échapper au camp nazi. (photo de gauche à droite Vives, Amat, Planes et Arnal en février 1940 )
C’est à travers les œuvres de ses amis que nous arrivons à reconstituer une biographie, quoique sommaire, de Pere Vives. Son ami, Joaquim Amat-Piniella, qui l’a côtoyé dans les derniers instants de sa vie, fait dire à son personnage, Francesc, alter ego de Pere Vives, dans son ouvrage K.L. Reich, 1963, avant de mourir, p.176 : « Souviens-toi de tout quand la guerre finira. Souviens-toi de moi ! Il est si triste de ne laisser aucun souvenir, aucune trace. » Ferran Planes, dans El desgavell, 1969, en a fait un de ses protagonistes aux côtés d’Amat-Pinyella. Comme nous l’avons évoqué précédemment, mentionnons aussi le livre d’Agustí Bartra, Christ aux 200 000 bras.
Lorsqu’Agustí Bartra a quitté le camp d’Agde pour Roissy-en-Brie, Pere Vives lui a donné une cravate que Bartra a conservée toute sa vie. Cette cravate a été montrée au public en 2005 lors de l’exposition Literatures de l’exili au Centre de Cultura Contemporània de Barcelone.
Lettres de camps de concentration, ouvrage posthume traduit en français en 2013